François Bayrou : "En inventant la politique zapping, Nicolas Sarkozy empêche les Français de comprendre où ils vont"

Publié le par MODEM MARNE & CHANTEREINE - CHELLES

14 mars 2009


Dans une interview accordée à l'hebdomadaire "Marianne" samedi 14 mars, le Président du Mouvement Démocrate s'exprime sur plusieurs sujets : l'OTAN, la toute-puissance du chef de l'Etat, les valeurs bafouées de la République...


Marianne : Nicolas Sarkozy exerce-t-il un type de pouvoir personnel singulier en Ve République ? Ou, en réalité, la Constitution n’entraîne-t-elle pas intrinsèquement cet excès de pouvoir?

François Bayrou : Il y eut en janvier 1964 une conférence de presse du général de Gaulle particulièrement éclairante. Il évoquait d’abord, et avec quel orgueil, le rôle du président de la Ve République, seul détenteur de la légitimité républicaine, dont il avait décidé qu’il devrait être élu au suffrage de tous les Français. En même temps, de Gaulle expliquait que le président ne devait surtout pas tout faire, que le gouvernement devait assumer l’ensemble du travail quotidien, qu’il détenait la responsabilité des décisions et de leur évolution. Et que cette répartition des rôles permettrait au président de se concentrer sur l’essentiel, sur l’horizon. Bien sûr, la Ve République met en exergue la fonction présidentielle, a fortiori depuis le quinquennat : l’élu devient le premier responsable de l’Etat et de sa conduite. Il demeure que personne n’aurait pu imaginer que cela aurait pour conséquence de supprimer le gouvernement, de rayer Premier ministre et ministres de la carte, d’effacer les majorités, de capter tous les leviers d’action et de décision, réaliser la plus incroyable, la plus inédite, des confiscations de pouvoir.

Mais les sarkozistes disent que cette omniprésidence a toujours existé - de Charles de Gaulle à Chirac, en passant par Pompidou, Giscard et Mitterrand. On habillait cette pratique de grands mots…

F.B. : J’entends souvent cet argument : « Avant, c’était l’hypocrisie »… Cet argument, je le récuse. Ce qu’ils nomment hypocrisie, c’est précisément la déférence que l’on devait, au moins dans la forme, aux principes républicains. Les pouvoirs successifs essaient souvent de contourner les barrières que les institutions installent devant eux. L’excès de pouvoir est dans la nature humaine. C’est pourquoi, précisément, il faut renforcer les barrières et les garde-fous, non pas les faire disparaître. On ne fait pas disparaître les lois contre la prostitution même si on sait bien qu’elle est pratiquée. Ce n’est pas une hypocrisie, c’est une défense. Pareil pour l’esclavage, pareil pour l’inceste. Nous ne supprimons pas les lois qui les interdisent sous prétexte qu’il y a des manquements à ces lois. Si hypocrisie il y avait, c’est aux dérives qu’il fallait mettre un terme, et non pas mettre à bas les principes. Ce sont ces principes qu’il faut défendre et non pas les trahir.

Qu’est-ce qui pousse Nicolas Sarkozy à en vouloir toujours plus ?

F.B. : Il y a quelque chose de puéril dans l’idée qui est la sienne que rien ne doit résister à la volonté toute-puissante du gouvernant : si je suis élu, je peux tout. « Tout devient possible », proclamait-il. Dans le même temps à l’usage du peuple républicain, il affirmait durant la campagne présidentielle : « Démocratie exemplaire ». Or rien de ce qu’on nous promettait n’est devenu possible. La démocratie est moins exemplaire qu’elle ne l’a jamais été.

Prenez un exemple, M. Pérol, parachuté à la tête du groupe bancaire mutualiste dont il a supervisé, depuis l’Elysée, la fusion dans toutes ses composantes. Rappelons que le code pénal punit de prison et d’amende quiconque accepte un emploi ou un avantage dans une société sur laquelle il a eu le contrôle, ou bien sur laquelle il a seulement donné un avis. Or, dans le cas de M. Pérol, c’est dans son bureau, à l’Elysée, qu’une énorme pression d’Etat a été exercée sur les deux banques mutualistes pour qu’elles acceptent de fusionner ! Pérol n’est pas un simple membre de cabinet, mais le secrétaire général adjoint de l’Elysée, le numéro deux de la présidence de la République. Il exerçait réellement, dans les faits, une des plus importantes fonctions de responsabilité au sommet de l’Etat. Un chef de service dans une DDE [direction départementale de l’équipement] sera poursuivi pour être entré dans une société dont il surveillait les marchés, et le secrétaire général adjoint de l’Elysée pourrait, lui, l’air de rien, prendre la tête de la banque qu’il vient de décider de créer ? Où est la justice ?

Nous, Français, nous croyions naïvement que le premier devoir d’un président de la République, c’était de faire respecter la loi. De la respecter pour lui-même et pour les siens, à l’exacte mesure du respect qu’il impose aux autres. C’était naïveté, sans doute, mais cette naïveté était juste.

Quelles sont les décisions qui vous paraissent emportées par cette volonté de toute-puissance ?

F.B. : Je suis frappé par la décision sur l’Otan. Il faut avoir une singulière idée de soi-même pour tourner, de sa seule volonté, sans débat construit, la page sur presque un demi-siècle d’histoire de France. Quand de Gaulle décide de sortir du commandement intégré (le mot dit bien ce qu’il veut dire) en 1966, c’est un débat formidable. On est en pleine guerre froide et les conséquences géopolitiques sont considérables. Ceux qui s’opposent ont bien des raisons d’avoir peur. Finalement, les choses ont bien tourné, le mur de Berlin est tombé, et toutes les forces politiques françaises, au cours des années, avaient scellé un accord transpartisan sur ce signe d’indépendance. Au moment du déclenchement par Bush de la guerre en Irak, nous avons été fiers de l’indépendance de notre pays.

Quand Nicolas Sarkozy a commencé à laisser entrevoir ses intentions, il a annoncé que nous échangerions ce retour dans l’intégration militaire contre la naissance de la défense européenne.

Qu’avons-nous obtenu ? Rien. Nous sacrifions une part précieuse de notre identité internationale contre…rien. Pour prendre cette décision, il n’a aucun mandat du peuple.

Comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de résistance face à cette mainmise sur les pouvoirs ?

F.B. : Pour un peuple, comprendre le fonctionnement du pouvoir, et s’en émouvoir, c’est forcément long. Tout cela est abstrait, loin de la vie de tous les jours. Pour les responsables politiques, c’est autre chose, la force de l’intimidation, la séduction des promesses, l’espoir des récompenses s’additionnent pour les faire taire. La rébellion, ce n’est pas de tout repos, il faut quitter les siens, c’est aussi beaucoup de solitude. Oh, les politiques ne sont pas fiers, mais comment faire défaut à son « camp » quand on croit que le « camp » est plus important que les convictions ? La gauche, quant à elle, a été longtemps fascinée par Nicolas Sarkozy, comme l’oiseau par les mouvements du serpent. Et puis il faut compter avec les cadavres dans les placards. Quand on a eu alternativement le pouvoir, on sait des choses les uns sur les autres. Des députés socialistes sont venus me dire cela au moment de l’affaire Tapie ; et la nomination de M. Pérol évoquait d’autres nominations… Tout cela à émoussé la faculté de résistance du pays.

Mais les intellectuels eux aussi sont atones…

F.B. : Il faut l’accepter : nous vivons la grande crise des intellectuels français. Et je n’y vois pas un épuisement générationnel. J’y vois une fatigue de la pensée. Les « intellectuels » ont vécu cinquante ans avec l’idée que, de l’autre coté du mur de Berlin, on commettait certes des erreurs criminelles, mais que l’intention était tout de même bonne. Ensuite, devant l’évidence des crimes, ralliés au refus du totalitarisme – une évidence – ils ont pour quelques-uns tourné leur regard du côté du libéralisme, et là c’était nouveau, il y avait un espoir véritable. Il y avait un horizon américain comme il y avait eu l’horizon soviétique… Aujourd’hui, avec la crise, ils découvrent qu’il n’y avait pas beaucoup plus d’espoir chez les seconds que chez les premiers. Et, pour l’instant, ils n’arrivent pas à assumer cette contradiction, à sortir de cette impasse. Ils ont du mal à accepter l’idée que l’horizon, c’est forcément ici.

Vous proposeriez donc autre chose…

F.B. : Le caractère subversif d’un projet qui ne propose rien d’autre que d’être humaniste ! Pas étatiste, pas capitaliste, pas socialiste, simplement et pleinement humaniste. Cela n’a jamais été fouillé et formulé comme projet politique. Pas comme discours vaguement bien intentionné, mais comme projet assumé pour un pays ou pour un continent. Objectif d’éducation, objectif de recherche, objectif de culture, objectif de solidarité, justice dans la répartition de l’impôt, créativité dans l’économie, pluralisme dans la démocratie, un projet soutenable pour l’environnement aussi bien que pour la dette…Ce qui doit naître, je le crois, c’est un projet humaniste sans concession.

Mais pourquoi les droites gaullistes, humanistes ou libérales semblent-elles avoir disparu et se laissent-elles humilier à ce point ?

F.B. : Il y a eu, pendant des décennies, une droite pluraliste – républicains, libéraux, sociaux –, où l’on défendait des idées. Tout cela a disparu lorsque s’est créé l’appareil du parti unique, l’UMP. Dès lors, l’esprit de parti l’a emporté sur tout. Là encore, affaiblissement de la pensée. Quand vous pensez que pas un UMP, pas un gaulliste ne va oser voter contre le gouvernement qui raye d’un trait de plume, sur l’Otan, l’héritage de la France rebelle, solidaire et rebelle à la fois !

Ce qui s’est passé dans les facultés, dans les laboratoires, ou dans les palais de justice, c’est peut-être le signe d’un réveil…

F.B. : Ce qui s’est passé dans les laboratoires, c’est unique. Non pas parce que ce serait la première fois qu’on contesterait le pouvoir. Mais, pour la première fois, des types de droite et de gauche, du centre, des femmes et des hommes engagés, ou qui se moquent de la politique, tous ceux-là se sont rebellés. Contre quoi ? Contre un discours insultant. Faux, caricatural et insultant. Dire que la recherche n’est pas évaluée en France, c’est une affirmation crasse. Les chercheurs passent leur temps à cela : être évalués, participer à des évaluations, soumettre des articles pour publication, constituer des dossiers pour obtenir le financement du laboratoire...

Et si, en réalité, Nicolas Sarkozy était en train d’inventer une nouvelle pratique de la présidence de la République, et s’il avait raison ? La renonciation notamment au président visionnaire ?

F.B. : Renoncer à la vision, c’est renoncer à la fonction. La vision de celui qui est à la barre, et qui doit savoir où il va. Et la vision qu’on doit faire partager à un peuple de citoyens. En inventant la politique zapping, qui cherche à créer tant d’évènements dans une journée que personne n’est en mesure de se fixer sur l’un d’entre eux, il empêche les citoyens de comprendre où ils vont. C’est une tactique efficace à court terme, mais l’essentiel disparaît.

A quelles conditions le président peut-il s’amender ?

F.B. : Comment serait-il amendable ? Sarkozy a plaidé la rupture, non pas la rupture avec le chiraquisme… La rupture avec le modèle républicain français, afin d’adopter le modèle néolibéral américain. Précisément au moment où ce modèle s’écroule… Et il là fait en imaginant qu’en captant tous les pouvoirs du pays, politiques, médiatiques, économiques, en abordant tous les problèmes à la fois, il renverserait tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Comment revenir en arrière ? Il ne reniera pas ses choix économiques et sociaux. Il ne reviendra pas à l’équilibre et à la séparation des pouvoirs. Il ne l’imagine même pas. Il lui reste maintenant à découvrir que la France ne se laissera pas dépouiller du grand projet national et européen qui est le sien.

Ce sera donc une lutte terrible…

F.B. : J’en suis sûr, c’est en tout cas le combat de toute ma vie. Je ne peux pas transmettre à mes enfants la considération pour les Rolex ! Pitié ! La phrase de Jacques Séguéla « On a quand même raté sa vie si on n’a pas de Rolex à 50 ans », ce n’est pas un accident. C’est révélateur d’un certain nombre de choix ou d’attitudes de vie. Séguéla est le premier qui a réellement traduit la pensée de Nicolas Sarkozy, l’homme qui a dit : « Mon projet est de réconcilier la France avec l’argent, parce que l’argent c’est la réussite ». Si l’argent c’est la réussite, alors une vie sans Rolex, c’est une vie ratée. C’est cohérent. Or, précisément, la cohérence de la France, au travers de son histoire, c’est le contraire. La France veut des valeurs de culture, des valeurs d’histoire, des valeurs de démocratie, des valeurs de solidarité, pas la frivolité de l’argent étalé. Face à cette tentative de dévoiement, elle ne cédera rien.


Propos recueillis par Nicolas Domenach et Maurice Szafran

 

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